S’habituer à la vie à Bon Temps était loin d’être évident : les humains étaient décidément des créatures bien étranges, peut-être davantage que les autres. Avec les vampires, c’était simple : ils buvaient du sang, elle devait faire de son mieux pour les éviter. Mais avec les mortels, elle ne savait plus où donner de la tête. En peu de temps, elle avait découvert qu’ils n’étaient pas tous bons et gentils, loin de là. Parfois ils étaient désagréables, en colère, parfois aimables. Elle avait aussi pu découvrir qu’ils étaient souvent loin de dire ce qu’ils pensaient, ce qui était d’autant plus déroutant. Elle se demandait d’ailleurs comment ils s’y retrouvaient, eux qui ne pouvaient pas lire dans les pensées comme elle le faisait. Ce devait être une question d’habitude, du moins elle l’espérait, car elle avait toujours autant de difficultés à anticiper les réactions des gens, à essayer de ne pas les fâcher. Elle avait remarqué qu’ils n’aimaient pas entendre certaines choses, mais elle ne comprenait toujours pas pourquoi certains se mettaient en colère lorsqu’elle disait quelque chose de vrai. Elle ne voyait pas en quoi dire une vérité pouvait fâcher et elle ne saisissait pas encore la notion de subtilité et surtout de diplomatie. Lorsqu’elle avait quelque chose à dire, elle le disait et il lui était difficile de comprendre comment et pourquoi on pouvait faire autrement.

Occupée à effectuer ses commandes, elle ne fit attention à la jeune femme accompagnée d’une jeune fille qui venaient d’entrer, mais elle remarqua que la plus jeune salua quelques unes des serveuses avant de passer commande. Sally s’y désintéressa cependant rapidement pour s’occuper de ses clients, et surtout se concentrer, tenter de ne pas faire la moindre bêtise et de ne pas oublier ses commandes, ce qui était loin d’être simple. Elle n’avait jamais eu l’habitude d’effectuer ce genre de tâche, et après avoir trouvé tout ceci très amusant, elle avait pris conscience de toutes les difficultés. Néanmoins, elle avait tout de même l’impression de prendre le coup de main peu à peu. Qui sait, elle serait peut-être bientôt une pro parmi les serveuses ! Enfin, elle pouvait toujours espérer, qui sait. En attendant, elle s’efforçait de faire de son mieux et de servir les clients en montrant que Sam n’avait pas eu tort de l’avoir engagée malgré son manque d’expérience et ses bizarreries. Malheureusement, la bonne volonté ne suffisait pas toujours et elle ne tarda pas à trébucher et à renverser un cocktail sur les vêtements d’un client. Mortifiée, elle se répandit littéralement en excuses, promettant qu’elle allait nettoyer et que bien sûr, il aurait une nouvelle boisson et rien à payer en plus. Habituellement, cela suffisait : à savoir pourquoi, l’air de gamine paumée de la fée avait le don d’attirer immédiatement la sympathie. Mais cette fois-ci, ce ne fut pas le cas : il se leva, la surplombant de toute sa hauteur, visiblement furieux. « Non mais vous pouvez pas faire attention ? C’est pas vrai ça, on a pas idée d’engager des incapables pareils !! » Et il poursuivit sur sa lancée, se montrant de plus en plus grossier. Elle put voir d’après ses pensées qu’il n’en pensait pas moins. Complètement terrorisée et surprise, ne sachant pas comment réagir, elle resta là, pétrifiée, sous les regards stupéfaits des autres clients. Elle n’osait rien dire ni esquisser un seul geste de peur de faire un pas de travers et de s’attirer encore plus la colère de cet homme. Le moins que l’on puisse dire c’était qu’elle payait durement sa bêtise et elle aurait tout donné pour que ça s’arrête et pouvoir reprendre la soirée normalement, comme si de rien n’était. 

Se faire crier dessus quand on l’a déjà vécu est loin d’être une expérience agréable. Mais se faire crier dessus pour la toute première fois était pour le moins traumatisant. Sally était totalement déconcertée face à cette attitude, une attitude d’une agressivité telle qu’elle était bien incapable de savoir comment la gérer. Elle restait là, à subir une tempête plus qu’éprouvante. On lui avait déjà reproché des choses, mais jamais elle ne s’était fait réprimander de la sorte. Le pire était d’entendre ses pensées en même temps, le tout formant une cacophonie telle qu’elle aurait volontiers hurlé pour que ça s’arrête. Mais elle n’y pouvait rien. Personne n’avait songé à lui donner le mode d’emploi pour ce genre de situation. Etait-elle supposer répondre quelque chose ? Attendre que l’orage passe ? Elle ne fit pas attention au fait qu’ils étaient soudainement devenus le centre d’attention de l’assemblée, que tout le monde s’était tu pour voir de quelle manière tournerait les choses. Mortifiée, elle ne voyait pourtant pas ce qu’elle pouvait faire de plus que présenter des excuses. Devait-elle en plus crier plus fort que lui ? Elle craignait plus que tout qu’il ne la fasse renvoyer. Elle savait qu’elle n’était pas particulièrement douée dans son travail, mais elle faisait de son mieux pour ne pas créer trop de catastrophes. C’était injuste, elle savait qu’elle n’avait pas mérité autant de reproche, mais comment trouver le moyen de le dire à voix haute alors même que le débit du client semblait ne pas vouloir s’arrêter ?

Le pire était qu’elle n’entendait pas seulement les pensées de l’homme qui criait sur elle, mais aussi celles des autres clients. Certaines étaient pleines de pitié à son égard, d’autres au contraire semblaient confirmer ce que pensait celui qui l’agressait verbalement. Elle avait la tête pleine et n’arrivait plus à faire de tri dans ses pensées, ce qui ne lui était encore pratiquement jamais arrivé. Elle ne s’était alors certainement pas attendue à ce que quelqu’un prenne sa défense, même si elle avait pu le souhaiter. C’était une jeune fille blonde qui n’avait pas l’air bien effrayante, et qui pourtant osa se lever et crier plus fort que ce type pourtant beaucoup plus grand qu’elle. L’entendre prendre sa défense fut surprenant, un peu gênant certes, mais elle était tout de même rassurée de sentir qu’elle n’était plus toute seule contre cette épouvantable type. Elle se prit à avoir peur qu’il ne s’en prenne à la jeune fille. Elle sursauta lorsqu’elle la vit lancer le contenu d’un verre au visage du type. On lui avait clairement dit que ce genre de comportement était interdit. Et si cela suffisait à la faire renvoyer ? Elle n’avait aucune envie qu’une telle chose se produise, elle tenait sincèrement à ce travail. C’est alors que Sam intervint. Elle s’attendit à prendre une fois de plus le savon du siècle, et cette perspective la déboussolait tant elle en avait assez de se faire crier dessus. Mais heureusement pour elle, il prit sa défense et elle put enfin respirer en voyant l’homme partir, pour ne jamais revenir, du moins, elle l’espérait.

Il lui recommanda de faire attention puis lui permit de faire une pause, ce dont elle avait bien besoin parce qu’elle ne se sentait pas capable de retravailler tout de suite, alors que tout le monde la regardait encore. Elle alla s’asseoir à une place vide, et ce fut au moment où elle lui parla qu’elle se souvint de la jeune fille blonde qui l’avait secourue. Elle lui adressa un faible sourire. « Oui, ça va. Merci beaucoup. » Elle se sentait tout de même un peu gênée suite à ce qu’il s’était passé et ne savait pas très bien comment agir. « Je... je m’appelle Sally. » Puis, après quelques instants d’interruption, elle lui indiqua le siège face à elle. « Vous... vous voulez vous asseoir ? » Elle n’avait pas osé lui répondre que non, elle n’avait pas franchement envie d’être seule. « Je... je suis nouvelle ici et... est-ce que beaucoup de clients sont comme ça ? »

Elle n’arrivait pas à croire à ce qui venait de se produire. Elle ne s’était que rarement sentie aussi secouée, en tout cas pas par un être humain. Elle se sentait complètement déboussolée, déstabilisée. Heureusement que cette petite blonde était arrivée et l’avait tirée de ce mauvais pas. Elle ignorait comment tout cela se serait terminé autrement. Elle craignit au départ que la situation ne fasse qu’empirer, au point qu’elle perde son travail, ce qui aurait été une véritable catastrophe. Elle avait rapidement compris que pour vivre dans ce monde elle avait besoin d’argent, et pas d’argent sans travail, bien évidemment. Donc, elle devait avoir un emploi, en particulier pour se loger. Dans la chambre de motel qu’elle avait pu se payer, elle n’avait aucune protection, aucune barrière entre elle et les vampires qui auraient éventuellement envie de la dévorer. Ceci dit, c’était toujours mieux que vivre dehors, ce qui allait arriver si jamais elle ne pouvait plus payer sa chambre. Le propriétaire avait beau se montrer poli, elle doutait qu’il accepte de la laisser loger là gratuitement, et ce même si elle le lui demandait gentiment. Non, se faire renvoyer n’était pas une option envisageable, raison pour laquelle elle était encore plus terrifiée. Elle n’arrivait pas à croire que ce soit arrivé, tout ça à cause d’un malheureux verre renversé, et voilà que ce client pensait les pires insanités à son sujet. Elle se sentait humiliée et rabaissée comme elle ne l’avait jamais été.

Heureusement, tout ceci était terminé, grâce à la jeune fille, et Sally ne savait comment la remercier. C’était la première fois de sa vie qu’elle se retrouvait dans ce genre de situation et elle ignorait quel était le processus à suivre. Tant pis, elle y allait à l’instinct, et puis, ça lui faisait du bien d’avoir quelqu’un à qui parler. Même si elle n’eut pas tout de suite le temps de parler, parce que le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle avait un débit rapide, et la fée n’était pas certaine de tout comprendre. En fumer une ? Une quoi ? Ca devait probablement avoir un rapport avec du feu, c’était certain. « Non merci, je n’ai besoin de rien... et puis, ce serait sans doute dangereux de faire du feu, non ? » En réalité elle ignorait si c’était ce qu’il fallait dire, mais elle espérait que c’était le cas parce qu’elle n’avait pas envie de passer pour bizarre ou même que l’on commence à soupçonner qu’elle n’était pas d’ici. Elle se présenta et Sally fut plutôt ravie de pouvoir mettre un nom sur ce joli minois. « Enchantée Annalynne. » Une formule de politesse qu’elle avait très rapidement apprise et qu’elle ressortait à la moindre occasion. Les formules toutes faites étaient pour le moment la seule chose qui lui permettait d’être à peu près sûre d’elle en société, quoique ce n’était pas toujours le cas. Mais c’était comme un guide, une aide dont elle avait bien besoin pour s’en sortir dans ce monde où tout lui était inconnu.

L’énergie dont faisait preuve la jeune fille la surprenait, mais l’amusait également, même si elle ne savait pas vraiment comment lui répondre. Elle se contentait de hocher la tête à ses suggestions, comme celle de la tutoyer. Puis, elle regretta à voix haute que Sam ne soit pas davantage derrière elle, ce à quoi elle éprouva le besoin de défendre l’homme qui lui avait donné un travail. « Oh, il fait de son mieux, mais quand il y a du monde il ne peut pas être partout. » Elle voulait éviter que l’on croit qu’elle était totalement incompétente, même si c’était peut-être le cas au fond. Elle sentait qu’elle avait du mal à suivre la cadence, et ce même si les choses allaient mieux, et si elle voulait garder son logement, mieux valait qu’elle continue à avoir un salaire, c’était une logique qu’elle avait fini par intégrer. Mais lorsqu’Annalynne lui annonça qu’il était fréquent de rencontrer des personnes de ce genre, la fée prit un air clairement découragé. « C’est mon premier travail, je suis arrivée à Bon Temps il y a quelques jours. » Elle ne fut pas certaine de comprendre tout ce que lui disait la jeune fille, mais elle eut l’impression que c’était plutôt positif. « Euh... je suppose... » Puis, elle décida de l’interroger à son tour. « Et toi... tu es ici depuis longtemps ? Tu travailles aussi ? » Ce devait certainement être des questions socialement acceptables.